FORSYTH, WILLIAM, fermier, milicien et homme d’affaires, né en 1771, probablement dans le comté de Tryon, New York, fils de James Forsyth et de sa femme, prénommée Mary ; vers 1795, il épousa Mary Ackler, et ils eurent dix enfants, puis en secondes noces une prénommée Jane, et de ce mariage naquirent neuf enfants ; décédé le 27 février 1841 dans le canton de Bertie, Haut-Canada.
À la fin du xviiie siècle et au début du xixe, peu de paysages connus pouvaient rivaliser avec les chutes du Niagara. Renommées pour leur puissance et leur splendeur, elles attiraient des visiteurs de toutes sortes : touristes, excentriques, prétendus poètes et artistes, ou gens moins captivés par la majesté de la scène qu’intéressés à en tirer profit. Depuis, ces lieux ont toujours abrité de ces mercantis qui leur donnent une atmosphère de foire et une allure souvent malpropre. Parmi ces entrepreneurs, William Forsyth fut le premier à s’établir sur la rive canadienne du Niagara.
Le père de Forsyth était un fermier loyaliste qui, en 1783 ou 1784, s’installa avec sa femme et ses cinq enfants du côté ouest du Niagara. La famille élut domicile dans le canton de Stamford, où William habitait lorsqu’en 1796 il demanda une première concession foncière. Trois ans plus tard, identifié comme petit propriétaire terrien, il comparut pour un crime quelconque, dont on l’acquitta. Cependant, le 7 mars, on l’emprisonna pour un crime punissable de mort. Il s’enfuit le lendemain mais, comme il n’avait pas réussi à passer la frontière américaine, il fut remis en prison, où il demanda à l’administrateur Peter Russell* de le libérer en lui promettant de « se bannir lui-même ». Malgré l’appui de l’homme le plus puissant de la région, Robert Hamilton*, l’un des grands commerçants qui faisaient du portage autour des chutes, Russell hésita : le crime de Forsyth, selon lui, mettait en cause « tant de questions de prudence – de politique – et de droit ». À la mi-mai, il n’avait toujours pas pris de décision, et on ignore ce qu’il advint ensuite de l’affaire.
Au moment où il réapparaît dans les annales, Forsyth était fermier près des chutes Horseshoe, la partie canadienne des chutes du Niagara. En réponse à une enquête menée en 1824 sur sa réclamation pour pertes durant la guerre de 1812, son voisin Thomas Clark*, commandant du 2nd Lincoln Militia (où Forsyth avait servi), le décrivait comme « un homme au comportement grossier ». Il avait, se rappelait Clark, causé « quelque déplaisir et quelques difficultés [aux] officiers en quittant son poste et en rentrant chez lui le soir ». Par contre, Clark estimait qu’à la bataille de Beaver Dams, en 1813, Forsyth s’était « très bien conduit puisqu’il a[vait] harcelé les soldats ennemis avant qu’ils ne soient faits prisonniers ». Cet automne-là, les troupes américaines avaient pillé la maison et la ferme de Forsyth. Des Indiens avaient de nouveau endommagé sa maison lorsque le major général Phineas Riall y avait tenu un conseil. Clark notait aussi qu’en 1814 le major général Louis de Watteville, qui y avait installé ses quartiers, avait utilisé Forsyth comme espion et l’avait « envoyé de l’autre côté du fleuve », mais que « l’on racont[ait] qu’il avait révélé autant [de renseignements], sinon plus, qu’il n’en avait rapportés ». Cependant, Clark, absent de la province à l’époque, ne pouvait garantir la véracité de cette allégation : « Forsyth, disait-il, est un homme peu aimé, et peut-être a-t-on lancé cette rumeur dans l’intention de lui nuire – ses voisins [...] n’ont aucun doute sur sa loyauté – et disent en outre que, quand l’ennemi occupait notre territoire, il a, et cela est bien naturel, ajusté sa conduite aussi bien que possible afin de sauver ses avoirs. » On rejeta d’abord la réclamation de Forsyth (plus de £425), mais il fit appel et, en 1824, après que Clark eut examiné son dossier de guerre, il toucha £90.
Les rumeurs et les insinuations planaient toujours autour de Forsyth comme la bruine au-dessus des chutes. Ce que l’on racontait de son attitude durant la guerre n’entachait pas sa réputation mais lui nuisait tout de même, à cause de l’opportunisme qui y était révélé. Un historien populaire, Gordon Donaldson, a suggéré que Forsyth profitait de sa connaissance du Niagara pour faire de la contrebande avec les États-Unis. On n’a pas corroboré ce fait, mais ses démêlés antérieurs avec les autorités, sa folle évasion de la prison et son tempérament égocentrique laissent planer le doute.
Quelque temps après la guerre, Forsyth construisit une auberge sur sa propriété. Charles Fothergill y séjourna au début d’avril 1817. Deux ans plus tard, le botaniste John Goldie signala que, parmi les quelques auberges qui avoisinaient le fleuve, elle était « la plus proche » des chutes. En 1818, Forsyth fit construire un escalier couvert grâce auquel les visiteurs, pour un shilling, pouvaient descendre dans la gorge et découvrir une vue différente. Cet escalier, il l’admettait, se trouvait « sur la bande réservée à des fins militaires, devant [...] [son] terrain, entre celui-ci et le fleuve ». Les chutes étaient la plus grande attraction naturelle du Haut-Canada, et l’auberge de Forsyth était l’endroit à fréquenter. Le duc de Richmond [Lennox*] y fit un séjour en 1818, et lord Dalhousie [Ramsay] s’y trouvait un an plus tard. Le duc et sa suite ne furent pas du tout satisfaits de la façon dont Forsyth les reçut, en dépit des efforts que celui-ci prétendait déployer, et il y eut discussion sur la note. Quand Dalhousie arriva, la réputation de Forsyth était suspecte ; néanmoins, il trouva la « taverne et [le] logement [...] vraiment très bons, et l’homme lui-même, bien que Yankee et réputé impoli, ne [se montra] pas tel avec [lui et ses amis] ais obligeant et attentif en tout ». Souvent, des visiteurs notaient d’autres traits : selon Adam Fergusson*, Forsyth était un « personnage assez sagace et bien informé » et, d’après Samuel De Veaux, « un homme plein d’initiative ».
Forsyth était un entrepreneur dynamique, impatient de servir le public et de donner de l’expansion à son affaire à mesure que l’afflux des touristes croissait. Il devait donc courtiser le gouvernement plutôt que se le mettre à dos. En octobre 1820, par l’entremise de Robert Randal* (qui se prétendait victime de la partialité de l’appareil judiciaire et des persécutions de l’exécutif), Forsyth s’adressa au Conseil exécutif afin d’obtenir un bail d’occupation sur la bande de 66 pieds de largeur réservée à l’armée et qui longeait le devant de son terrain. En outre, il voulait avoir le privilège d’exploiter un traversier au pied des chutes. Le gouvernement n’avait cependant nulle intention de louer la réserve militaire, et le droit d’exploiter un traversier avait déjà été accordé. Randal avait entendu dire que Forsyth était le « dernier homme à rechercher une faveur quelconque », en raison de son attitude envers Richmond. En mai 1821, Forsyth s’empressa d’expliquer que « beaucoup a[vait] été dit et que cela déform[ait] grandement [sa] conduite en cette occasion ». Cette précision, toute raisonnable qu’elle paraisse, fut inutile.
Les intentions de Forsyth étaient doubles : agrandir l’espace où il pouvait loger des touristes et conserver le point de vue le plus remarquable sur la cataracte. Ses propres terres (héritées de son père) se trouvaient juste en aval du pied des chutes, et il acheta de William Dickson la ferme adjacente à la sienne. Il avait ainsi le monopole des meilleurs points de vue, et surtout du célèbre affleurement situé près du bord des chutes Horseshoe, Table Rock. Sur sa nouvelle propriété, il acheva de construire en 1822 le Pavilion Hotel, connu aussi sous le nom de Niagara Falls Pavilion. Dix ans plus tard, Thomas Fowler le décrivait comme un « bel édifice à charpente de bois [...] de trois étages, avec une terrasse de chaque côté ». En 1826, Forsyth ajouta des ailes « surtout occupées par des chambres ». Il ne recula pas devant la dépense et, selon lui, c’était « peut-être le plus splendide établissement du genre », « sans équivalent dans ce pays neuf », « un chic lieu de repos – où les visiteurs de rang et de distinction [pouvaient] toujours être bien logés ». En 1827, une réclame parlait d’un établissement de luxe « pour la noblesse et les gentlemen du plus haut rang, avec leurs familles, et pour des parties de plaisir ». Le Pavilion avait de « vastes » chambres, et dans une des pièces principales 100 personnes pouvaient « dîner à l’aise ». Le garde-manger regorgeait de « mets de tous les pays », les caves offraient « les liqueurs et les vins les plus savoureux et les plus chers », et il y avait de bonnes écuries de l’autre côté de la route. En 1832, une forêt séparait encore le Pavilion des chutes ; « [elle] cache la vue jusqu’à la dernière minute, disait Fowler, après quoi la scène apparaît soudain dans son étonnante majesté ! C’est à Table Rock que le visiteur arrive par ce chemin. » De l’hôtel, les chutes ne se voyaient que des balcons situés à l’arrière.
Forsyth assurait quotidiennement, par diligence, la liaison avec Buffalo, Niagara (Niagara-on-the-Lake), Queenston et Lewiston (avec l’aide de Robert Nichol*, il avait obtenu de la chambre d’Assemblée que les Américains n’aient pas le droit d’exploiter des diligences « le long de la frontière du Niagara »). Il louait des voitures et des chevaux de poste et possédait un traversier qui se rendait de l’autre côté de la frontière américaine. Il y avait aussi son escalier, auquel on accédait par Table Rock ; à un moment quelconque, il ajouta au bas des marches une terrasse qui passait derrière les chutes Horseshoe. Pour 50 cents, le visiteur recevait un pantalon ciré, une redingote, un chapeau Dunstable et des chaussures. Forsyth ne ménageait rien pour attirer les touristes et assurer leur confort. « J’ai toujours profondément souhaité, disait-il en 1826, ajouter aux inégalables beautés naturelles du paysage sauvage et romantique au milieu duquel j’habite. » Aussi affirmait-il en 1829 avoir investi « peut-être pas moins de cinquante mille dollars » dans son entreprise.
Dès 1827, Forsyth « récolt[ait], comme le disait un témoignage, une juste récompense d’un généreux public ». Mais il n’était plus roi et maître des lieux : en amont, un certain John Brown avait construit un hôtel, l’Ontario House – qui ne pouvait cependant pas égaler le sien, ou du moins le disait-on. En 1826, pendant qu’un des fils de Forsyth y logeait, un mystérieux incendie ravagea l’hôtel, que Brown reconstruisit l’année suivante. Une note publiée dans le Colonial Advocate de William Lyon Mackenzie* laissait entendre que Brown était l’instigateur d’« infâmes rumeurs » selon lesquelles William Forsyth avait été « complice de l’incendie ». Par ces racontars, poursuivait la note, Brown visait à priver Forsyth – « un homme entreprenant qui a[vait] fait davantage pour le public que tout autre propriétaire de diligence ou tenancier de taverne du Canada » – de sa juste part du marché. Afin d’accroître cette part, Forsyth, jamais à court d’idées, préparait un spectacle – le premier d’une longue série – qui devait attirer un nombre extraordinaire de visiteurs et rapporter un énorme profit. Les jours de carnaval ne faisaient que commencer aux chutes, et il allait y être le premier maître de manège.
En août 1827, Forsyth, Brown et Parkhurst Whitney, propriétaire d’un hôtel situé du côté américain, annoncèrent qu’un schooner « condamné », le Michigan, porteur d’une « cargaison d’animaux vivants », serait lâché « dans les profonds rapides écumants du Niagara, [d’où il tomberait] dans le grand précipice et dans le bassin « en bas ». Quand le grand jour arriva, au début de septembre, Mackenzie était présent. Les routes étaient bloquées, les hôtels et les balcons « encombrés de gens vêtus à la dernière mode » ; « il n’y avait plus un seul recoin de libre ». Au milieu de la musique des fanfares et des rugissements d’un lion, des « forains, avec des bêtes sauvages, des petits bonshommes en pain d’épice, des étals de gâteaux et de bière, des roues de fortune », criaient leurs marchandises ou exerçaient leur métier ; à midi, selon Mackenzie, la foule comptait de 8 000 à 10 000 personnes. Finalement, vers trois heures de l’après-midi, le navire fit son apparition, avec sa cargaison inconsciente du sort qui l’attendait : 2 ours, 1 bison, 2 renards, 1 raton laveur, 1 aigle, 1 chien et 15 oies. L’équipage descendit à Chippawa, en haut des chutes, et on hala le Michigan jusqu’à proximité des rapides avant de le désamarrer. Au premier ressac, la foule, admirative, lança « un tonnerre d’applaudissements ». Au second, le navire perdit sa mâture et plusieurs animaux, dont un ours et le bison. Il parvint aux chutes brisé en deux et s’écrasa à leur pied, sur les rochers. Une seule oie survécut. L’ours avait rejoint à la nage une île située en haut des chutes, où on le reprit ; par la suite, on le vendit comme attraction à un hôtel du côté américain. Bientôt, les visiteurs des chutes du Niagara pourraient régulièrement voir des casse-cou comme Sam Patch et Jean-François Gravelet* accomplir leurs tours de force spectaculaires.
Forsyth avait un réel talent pour transformer le sublime (terme le plus souvent employé par les visiteurs pour décrire la majesté des chutes) en ridicule. Toutefois, sa renommée ne tient pas seulement au fait qu’il conçut le premier piège à touristes du Haut-Canada. Il fut aussi le personnage principal de ce que l’on a appelé l’outrage des chutes du Niagara, événement porté à l’attention du public par Mackenzie en 1828 et raconté depuis par plusieurs historiens. Pour John Charles Dent* en 1885, comme pour Mackenzie, l’outrage était une « démonstration de force brute, violente et tout à fait injustifiable » qu’avait ordonnée et sanctionnée le lieutenant-gouverneur sir Peregrine Maitland*. Et, selon lui comme selon le chef réformiste, il s’inscrivait dans une série d’événements qui remontaient à l’attaque lancée en 1826 contre l’imprimerie de Mackenzie. Ce type d’interprétation – « un cas patent où la force s’oppose au bon droit » – n’est plus guère de mise chez les historiens. Récemment, Paul Romney est revenu sur cet incident et sur d’autres qui « donn[ent] l’impression que la province était dominée par des hommes prêts à punir par la violence et la coercition toute espèce d’opposition ». Or, ce fut l’affaire Forsyth qui amena la création d’un comité parlementaire chargé d’enquêter sur l’administration de la justice.
La lutte, dont l’outrage des chutes du Niagara fut le point culminant, avait pour enjeu les revenus du tourisme, et elle se livra sur plusieurs fronts. Le principal objet du litige était la réserve militaire qui bordait l’avant de la propriété de Forsyth, et surtout la terre achetée à Dickson. En 1826, Forsyth demanda à Dalhousie, avec qui il avait de bonnes relations, un permis qui lui donnerait le droit d’occuper la réserve et d’y avoir toute liberté. Il avait entendu dire qu’on avait présenté « bien des requêtes » dans ce sens et, « comme c’[était] le seul obstacle entre [ses] terres et la chute, [il était] extrêmement impatient de [s]’assurer que personne encore n’en a[vait] la disposition ». Perdre cette bande de terrain, c’était perdre son escalier (et un autre, d’accès gratuit, qu’il projetait de construire en 1827), le chemin qui menait de son hôtel à Table Rock et, pire encore, le monopole qu’il avait sur ce point de vue. Dalhousie se montra rassurant. D’après lui, Maitland n’autoriserait personne à occuper une bande « d’une utilité si immédiate » pour les immeubles de Forsyth. Et, de toute façon, il n’était pas « question de la concéder puisqu’[elle était] expressément réservée à des fins publiques – libre de la mainmise de quiconque ».
Pour l’heure, Forsyth avait à régler un litige contre John Brown, qui avait aménagé un chemin de planches entre l’Ontario House et les chutes et construit un escalier qui, prétendait Forsyth, était sur sa propriété. L’affaire était importante, et Forsyth ne répugnait pas à s’en charger lui-même. Non seulement Brown avait-il subi un incendie en 1826, mais Forsyth avait bloqué son chemin en clôturant sa propriété, de l’hôtel aux chutes, afin de forcer les clients de son rival à passer chez lui. À son tour, Thomas Clark se lança dans la mêlée ; selon un témoignage qu’il fit ultérieurement, il avait dit à Brown que Forsyth « n’a[vait] pas le droit de placer la clôture là où il l’a[vait] mise ». Clark avait des intérêts à défendre dans cette bataille. Premièrement, Forsyth et lui se disputaient farouchement le droit d’exploitation d’un traversier au pied des chutes. Comme Clark s’en plaignit par la suite au procureur général John Beverley Robinson*, même si c’était lui qui avait obtenu le droit d’exploitation en 1825 avec son associé Samuel Street, Forsyth les harcelait tant qu’ils ne pouvaient occuper les lieux. Sans toutefois avoir de preuves concluantes, Clark accusait le propriétaire du Pavilion de lui avoir fait perdre trois bateaux en 1826 et d’avoir brisé un escalier en 1827. Deuxièmement, comme cela fut révélé au cours d’un témoignage ultérieur, il avait « une option sur » l’hôtel de Brown. Il ne fallut pas longtemps, après que Clark eut fait la remarque que Forsyth n’avait pas le droit d’ériger une clôture, pour que quelques résidents de la région se plaignent à Maitland « d’être [...] coupés du fleuve par l’acte illégal d’un individu ».
En mai 1827, le capitaine George Phillpotts, commandant du génie royal dans le Haut-Canada, se rendit donc aux chutes pour régler l’affaire. Sa décision dépendait de l’emplacement exact de la réserve. Forsyth, par exemple, prétendait que cette bande de 66 pieds commençait au bord du fleuve ; comme une partie se trouvait alors dans la gorge, la bande devenait plus mince au pied des chutes. Deux autres interprétations étaient possibles : ou bien la réserve commençait sur le rebord de la gorge, que les gens de l’époque appelaient rive d’en bas ; ou bien elle commençait sur le rebord de l’escarpement (le Pavilion et l’Ontario House étaient situés près de ce rebord), appelé rive d’en haut. Phillpotts conclut que la réserve commençait à la rive d’en haut, de sorte qu’elle s’étendait presque jusqu’à l’hôtel de Forsyth et embrassait même ses clôtures et certaines de ses dépendances.
Au lieu d’aller en cour, Maitland ordonna en mai 1827 à l’équipe de Phillpotts de démolir la clôture « pour empêcher tout monopole » ; c’est à cette décision du lieutenant-gouverneur d’employer la force militaire pour chasser Forsyth de la réserve qu’on a donné le nom d’outrage des chutes du Niagara. Forsyth installa une autre clôture ; elle fut démolie dans le courant du mois et, en même temps, on jeta en bas de l’escarpement une cabane de forgeron qui lui appartenait. À partir de ce moment-là, les différents protagonistes se retrouvèrent devant les tribunaux. Le 30 août 1827, Brown remporta une poursuite au civil contre Forsyth, qu’on déclara coupable d’avoir détruit le chemin de Brown. Puis, le 3 septembre, Clark et Street gagnèrent contre Forsyth pour obstruction à leur service de traversier. Enfin, Robinson défendit le droit de la couronne à ce qu’elle considérait comme une propriété réservée, au cours d’un procès devant James Buchanan Macaulay* (président du tribunal aux deux procès précédents) et les juges assesseurs Clark et Dickson. Forsyth essuya encore une fois une défaite, mais il fallut 24 heures au jury pour rendre son verdict. Il intenta des poursuites pour violation de propriété contre Phillpotts et le shérif Richard Leonard, mais il perdit dans les deux cas.
L’affaire prit ensuite une saveur politique. Le 28 janvier 1828, au nom de Forsyth, John Matthews* présenta à l’Assemblée une requête qui suscita un grave affrontement entre la couronne et la chambre. En substance, Forsyth se plaignait de ce qu’il y ait eu « substitution d’une force militaire [au pouvoir judiciaire] pour trancher la question du bon droit […] dans un pays non soumis à la loi martiale ». Il demandait réparation à la chambre et la pressait de « veiller sur les droits du peuple et [de] les protéger contre l’intervention du pouvoir militaire ». Sa requête alla devant un comité spécial formé de John Rolph*, président, de Robert Randal, de Matthews et de John Johnston Lefferty. Quand le comité convoqua l’adjudant général de la milice, Nathaniel Coffin, et le surintendant intérimaire des Affaires indiennes, James Givins, Maitland leur refusa l’autorisation de comparaître. Le 22 mars, on emprisonna les deux hommes pour refus d’obéir ; trois jours après, le lieutenant-gouverneur prorogea la session. L’appui du comité à Forsyth n’était pas étonnant : Rolph avait été son avocat au cours des procès de 1827. James Stephen, sous-secrétaire d’État aux Colonies, prit le parti du comité et, le 20 octobre 1828, le secrétaire d’État aux Colonies, sir George Murray, signifia à sir John Colborne*, successeur de Maitland, que celui-ci « se serait montré plus sage s’il avait permis à l’officier et au fonctionnaire de comparaître devant l’Assemblée ». « [Je] regrette, poursuivait-il, qu’il n’ait pas réalisé le but qu’il avait en tête, à savoir prévenir les empiétements de Forsyth, en recourant au pouvoir civil [...] plutôt qu’en faisant appel à la force militaire. »
L’affaire n’allait pas se simplifier par la suite. Le 31 août 1827, l’astucieux Clark avait obtenu avec Street un permis qui les autorisait à occuper la « part de la réserve située en amont et en aval de la traverse ». Selon le solliciteur général Henry John Boulton*, qui avait délivré ce permis, il s’agissait d’« assurer aux locataires la pleine jouissance de leur droit d’exploiter un traversier et de garantir au public, qui en a[vait] été privé par Forsyth, le libre accès à la rive ». Clark avait parlé de ce permis en mai, peu de temps après l’outrage, dans une lettre à George Hillier, secrétaire de Maitland. Il voulait empêcher Forsyth de faire encore obstruction à l’exercice de ses droits de passeur et l’obliger à abandonner le service de traversier qu’il exploitait sans autorisation. Grâce au permis, il pourrait intenter des poursuites contre son rival – même si, du bout des lèvres, il se disait conscient que cela pourrait « avoir l’air d’une mainmise ou d’un monopole ». Le 14 septembre, permis en main, les associés prévinrent Forsyth que toute autre incursion l’exposerait à des poursuites. Forsyth était maintenant à leur merci, et ils n’hésitèrent pas à profiter de la situation : en décembre 1828, ils lui intentèrent deux procès en violation de propriété, qu’ils gagnèrent. Très ébranlé, Forsyth demanda le 16 janvier 1829 au Conseil exécutif que la réserve, « au lieu d’être convertie en un monopole pour le bénéfice de spéculateurs, soit ouverte au public ». Il trouvait « pénible de [se] voir privé du devant de [son] terrain et de le voir donné à quelqu’un dont les terres [n’étaient] pas adjacentes ». L’octroi du permis lui avait même retiré la propriété de son escalier et d’une partie de ses prés et immeubles. Le conseil ne trouva aucune irrégularité dans la location des droits de traverse à Clark et à Street mais recommanda de ne pas renouveler le permis d’occupation de la réserve. Colborne lui-même nota qu’il faudrait concéder aux associés une « certaine superficie » près de la traverse, mais qu’une petite bande sur le haut de la rive « devrait être ouverte au public pour une route ». Le conseil approuva.
Mackenzie, qui connaissait Forsyth depuis longtemps, fit soulever la question de l’outrage par Joseph Hume au Parlement britannique en 1832. Entre-temps, Forsyth, « harcelé par la loi – lésé par le gouvernement – persécuté à cause de sa propriété et gêné dans ses affaires », vendit son hôtel et son terrain à un groupe d’investisseurs, dont Clark, Street et William Allan*, qui projetaient de subdiviser le terrain pour fonder un complexe appelé « City of the Falls ». Forsyth allait demeurer propriétaire de son hôtel (le groupe avait aussi acheté l’Ontario House) jusqu’en décembre 1833. Au total, la vente de 407 acres de terre et des immeubles lui rapporta £10 250, soit, selon son estimation, 15 000 $ de moins que leur valeur. Clark et Street construisirent ensuite un musée et des bains sur la réserve, ce qui leur valut des poursuites de Colborne. Successeur de Phillpotts, Richard Henry Bonnycastle prit « soin de n’employer des militaires en aucune façon » pour leur faire abandonner la partie. Les associés, « pleins de griefs », se tournèrent « alors contre le gouvernement », raconta Bonnycastle, et obtinrent en 1833 des dommages-intérêts – verdict qui, on le comprend, consterna Forsyth.
Forsyth était tout de même loin d’être démuni. En 1832, il avait acheté des terres dans le canton de Bertie, près de Fort Erie. Malgré ses années de litiges et de requêtes, il menait une vie élégante et confortable dans une belle résidence à colonnes, Bertie Hall. Cependant, il espérait toujours qu’on l’indemnise des pertes que, selon lui, l’outrage lui avait causées. En 1835, Mackenzie souleva la question en chambre, avec les résultats que l’on peut supposer. Le comité spécial, qu’il présidait, conclut que Forsyth avait « subi de graves dommages du fait de sir Peregrine Maitland [...] et a[vait] droit à une compensation ». Le 2 avril 1835, il écrivit à Forsyth : « Peut-être pensez-vous que j’ai négligé votre cas, mais ce n’est pas vrai – j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir. » Des mois après, ayant appris que les droits de traverse de Clark et de Street étaient revenus à la couronne, Forsyth les demanda, mais on lui répondit que le bail n’était pas arrivé à échéance. À l’automne, il demanda un permis pour occuper la portion de ses terres du canton de Bertie qui longeait le Niagara. Toutefois, comme l’expliqua plus tard le conseiller exécutif Robert Baldwin Sullivan*, le conseil ne pouvait concéder « une part quelconque de la réserve [...] originellement affectée à des fins publiques ». Tout au long du xixe siècle, cette réserve continua de faire l’objet de litiges entre la couronne et des entrepreneurs. John Alexander Boyd*, de la Haute Cour de justice, mit un point final à la querelle en décembre 1892. La « question soumise au jugement, écrivait-il, a, sous diverses formes, suscité des doutes et de la perplexité pendant une centaine d’années » ; c’est le moins que l’on pouvait dire. On confirma le levé que Phillpotts avait fait en 1827.
William Forsyth s’était battu de toutes ses forces pour monopoliser le tourisme aux chutes du Niagara. Quand il n’atteignait pas son but par des moyens légitimes, il n’hésitait pas à employer la coercition. Il bâtit un empire touristique et dut le céder à son plus sérieux concurrent, Clark. Incapable d’obtenir réparation en cour et déjoué par Clark, qui réussit à conclure sa propre entente sur la fameuse bande réservée à l’armée, il vendit tout. Cependant, le Niagara ne perdit jamais son attrait et Forsyth ne le quitta pas. À sa mort, en 1841, il laissa plus de 800 acres et £1 000 à sa femme et à ses enfants. À l’un de ses fils, il légua tout « l’argent que [ses] exécuteurs pourr[aient] recouvrer ou recevoir du gouvernement de Sa Majesté pour réclamations en dommages ». En juin 1850, Nelson Forsyth demanda à Mackenzie de soulever de nouveau la question, mais rien n’en ressortit.
Les documents concernant William Forsyth sont dispersés dans les principaux registres de documents gouvernementaux de son époque. Les plus utiles sont : AO, RG 22, sér. 96 ; sér. 125 ; sér. 131 ; sér. 138 ; sér. 155 ; APC, RG 1, E3 et L3 ;RG 5, A1 ;RG 7, G1 ; RG 8, I (C sér.) ; RG 19 ; et PRO, CO 42. Plusieurs autres collections de manuscrits se sont avérées utiles : AO, MS 4 ; MS 75 ; MS 78 ; MS 88 ; MS 198 ; MS 500 ; et MS 516 ; et MTRL, W. W. Baldwin papers.
La documentation la plus complète concernant l’outrage des chutes du Niagara se trouve dans H.-C., House of Assembly, Journal, 1828, app., « Report of the select committee on the petition of William Forsyth » ; G.-B., Parl., House of Commons paper, 1833, 26, n° 543 : 1–28, Upper Canada : return [...] dated 6 February 1833 ; – for, copy of the reports of the two select committees to whom were severally referred petitions addressed to the House of Assembly of Upper Canada [...] (copie aux AO, Imperial blue books coll.) et le rapport sur la deuxième pétition de Forsyth que l’Assemblée publia dans App. to the journal, 1835, n° 22. Plusieurs cartes aux AO, Map Coll., D-6, décrivent bien la réserve qu’occupaient les militaires. Le Royal Ont. Museum, Sigmund Samuel Canadiana Building (Toronto), possède une belle aquarelle du Pavilion Hotel peinte en 1830 par James Pattison Cockburn.
On a utilisé les journaux contemporains suivants : Colonial Advocate, 1824–1833 ;Niagara Gleaner, 1824–1833 ; et Upper Canada Gazette, 1823–1828. Les sources régionales les plus utiles sont : Niagara South Land Registry Office (Welland, Ontario), Abstract indexes to deeds for Bertie and Stamford Townships (disponibles sur mfm aux AO), et les registres de la Cour de Surrogate, AO, RG 22, sér. 234, vol. 2. Parmi les sources imprimées, il importe de consulter: « District of Nassau : minutes and correspondence of the land board », AO Report, 1905 : 303, 339 ; « Grants of crown lands, etc., in Upper Canada, 1792–1796 », 1929 : 113 ; « Journals of Legislative Assembly of U. C. », 1914 : 157, 164 ; Ramsay, Dalhousie journals (Whitelaw), 1 : 133–138 ; « The register of Saint Paul’s Church at Fort Erie, 1836–1844 », E. A. Cruikshank, édit., OH, 27 (1931) : 150 ; et « Settlements and surveys », APC Report, 1891, note A : 3.
Les récits de voyageurs sur les chutes abondent et peu négligent de mentionner Forsyth ou son hôtel. Les plus pertinents de ces récits pour cette biographie sont : Charles Fothergill, « A few notes made on a journey from Montreal through the province of Upper Canada [...] », inscriptions pour 7–14 avril 1817, dans ses papiers déposés à l’UTFL, ms coll. 140, vol. 21 ; John Goldie, Diary of a journey through Upper Canada and some of the New England states, 1819 (Toronto, 1897) ; Thomas Fowler, The journal of a tour through British America to the falls of Niagara [...] during the summer of 1831 (Aberdeen, Écosse, 1832) ; Adam Fergusson, Practical notes made during a tour in Canada, and a portion of the United States, in [1831] (Édimbourg et Londres, 1833) ; W. L. Mackenzie, Sketches of Canada and the United States (Londres, 1833) ; Samuel De Veaux, The falls of Niagara, or tourist’s guide to this wonder of nature, including notices of the whirlpool, islands, &c., and a complete guide thro’ the Canadas [...] (Buffalo, N.Y., 1839) ; et R. H. Bonnycastle, The Canadas in 1841 (2 vol., Londres, 1842). De toutes les histoires de Niagara Falls, la meilleure, aussi bien que la plus récente, est celle de G. A. Seibel, Ontario’s Niagara parks : 100 years ; a history, O. M. Seibel, édit. (Niagara Falls, Ontario, 1985). Pour un récit de l’outrage, tel qu’il a été véhiculé dans l’historiographie haut-canadienne, on consultera surtout J. C. Dent, The story of the Upper Canadian rebellion ; largely derived from original sources and documents (2 vol., Toronto, 1885), et Aileen Dunham, Political unrest in Upper Canada, 1815–1836 (Londres, 1927 ; réimpr., Toronto, 1963). La tendance, dans la période qui a suivi la Deuxième Guerre mondiale, à minimiser l’importance de l’outrage est évidente dans Craig, Upper Canada. Pour des points de vue très différents sur la façon dont le gouvernement traita cette affaire, voir Patrick Brode, Sir John Beverley Robinson : bone and sinew of the compact ([Toronto], 1984), et Paul Romney, Mr Attorney : the attorney general for Ontario in court, cabinet, and legislature, 1791–1899 (Toronto, 1986). Le meilleur résumé de l’opinion de Romney sur la partialité qui prévalait dans l’administration de la justice se trouve dans son article « From the types riot to the rebellion : elite ideology, anti-legal sentiment, political violence, and the rule of law in Upper Canada », OH, 79 (1987) : 113–144. [r. l. f.]
Robert Lochiel Fraser, « FORSYTH, WILLIAM (1771-1841) », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 7, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 2 oct. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/forsyth_william_1771_1841_7F.html.
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Auteur de l'article: | Robert Lochiel Fraser |
Titre de l'article: | FORSYTH, WILLIAM (1771-1841) |
Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 7 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 1988 |
Année de la révision: | 1988 |
Date de consultation: | 2 oct. 2024 |