Provenance : Bibliothèque et Archives Canada/MIKAN 2895902
DesBARRES, JOSEPH FREDERICK WALLET (baptisé Joseph-Frédéric Vallet Des Barres), officier, ingénieur militaire, arpenteur, colonisateur et administrateur colonial ; né en novembre 1721 à Bâle, Suisse, ou à Paris, aîné des trois enfants de Joseph-Léonard Vallet Des Barres et d’Anne-Catherine Cuvier ; il eut 6 enfants avec Mary Cannon et 11 avec Martha Williams ; décédé le 27 octobre 1824 à Halifax.
Homme aux intérêts multiples, Joseph Frederick Wallet DesBarres occupe dans l’histoire coloniale des Maritimes une place sans égale. Encore aujourd’hui, son énergie et la durée de sa vie active forcent l’admiration. Issu d’une famille de huguenots originaire de la région de Montbéliard, en France, il fit d’abord ses études à Bâle, où il reçut une solide formation en sciences et en mathématiques. En 1752 ou 1753, le duc de Cumberland le fit entrer à la Royal Military Academy de Woolwich (Londres), où il se plongea dans l’étude des fortifications, de l’arpentage et du dessin. Puis, en 1756, il quitta l’Europe pour entreprendre une carrière militaire en Amérique du Nord comme lieutenant dans les Royal Americans (62nd Foot, puis 60th Foot). Moins de deux ans plus tard, il participait au siège de Louisbourg, dans l’île Royale (île du Cap-Breton), en qualité de sousingénieur. Impressionnés par sa compétence, ses supérieurs le chargèrent de dresser une carte du Saint-Laurent, qu’allait utiliser James Wolfe*. Tout en prenant part aux campagnes de 1759 et 1760 à titre de sous-ingénieur, il fit d’autres levés dans la région de Québec ; il travailla également aux ouvrages de défense de Halifax en 1761, sous la surveillance de John Henry Bastide*. L’année suivante, DesBarres servit comme sous-ingénieur lorsque la ville de St John’s fut repris par les Britanniques [V. Charles-Henri-Louis d’Arsac* de Ternay] et, après la reddition de la garnison française, il effectua des levés à Terre-Neuve avec James Cook*.
En octobre 1762, le commodore Richard Spry arriva à Halifax pour prendre le commandement nord-américain de la marine royale. Peu après, il signala à l’Amirauté qu’un levé des côtes de la Nouvelle-Écosse faciliterait la colonisation et accroîtrait « la sécurité de la navigation », et il recommanda de confier ce travail à DesBarres, qui s’était porté volontaire. En octobre 1763, le contre-amiral lord Colvill* vint prendre la succession de Spry. L’Amirauté lui avait indiqué de charger DesBarres de préparer « des cartes et des levés précis du littoral et des havres de la Nouvelle-Écosse ». À cette époque, le Board of Trade et l’Amirauté commençaient à faire effectuer des levés dans plusieurs parties des possessions britanniques de l’Amérique du Nord, et le projet confié à DesBarres reflétait le parti pris de l’organisme qui le parrainait : tandis que le Board of Trade s’intéressait principalement aux levés de terrains, l’Amirauté voulait surtout connaître les côtes et les ports naturels. C’est en partie à cause de cette divergence d’intérêts que DesBarres n’allait guère rencontrer Samuel Johannes Holland*, qui commença en 1764 des travaux d’arpentage pour le Board of Trade dans le district nord de l’Amérique du Nord. Sans doute DesBarres était-il heureux de cet arrangement, car il n’aimait pas beaucoup Holland, peut-être parce que celui-ci était plus ancien et mieux placé que lui ; en fait, il se peut qu’il ait lui-même proposé à Spry de travailler sur le littoral de la Nouvelle-Écosse pour éviter d’être l’un des assistants de Holland. Toujours plein d’idées nouvelles, DesBarres proposa aussi, à cette époque, de créer un corps de pionniers qui construiraient des routes en Nouvelle-Écosse.
DesBarres se mit au travail dès le mois de mai 1764 et put déployer tout son génie d’arpenteur et d’artiste. Jusque-là, les cartes des eaux qui baignaient la côte avaient été médiocres : d’échelle inexacte, elles contenaient des détails trompeurs. Grâce à ses méthodes précises, DesBarres parvint à raffiner certaines techniques d’hydrographie et à en adapter d’autres. L’été, sur des petits bateaux prêtés par la marine, il travaillait avec un groupe d’assistants, d’ordinaire sept, et une vingtaine ou une trentaine d’ouvriers. L’hiver, il dressait ses ébauches. Le littoral, tortueux, compliquait les opérations, ainsi que le notait DesBarres « Il n’existe guère de côte connue qui soit aussi découpée que celle-là par des baies, des havres et des criques, et on trouve tant d’îles, de rochers et de hauts-fonds au large qu’il est quasi impossible de les recenser tous. » De plus, les conditions étaient parfois dures, voire dangereuses ; ainsi, en 1767, DesBarres faillit se noyer en débarquant à l’île de Sable.
D’autres problèmes, administratifs ceux-là, se posaient. En 1766, DesBarres et Colvill se trouvèrent en désaccord sur l’ampleur des travaux : d’après le second, des cartes du littoral atlantique suffiraient alors que le premier soutenait qu’il fallait faire un levé de toute la côte, puis revoir l’ensemble du travail avant de dresser « une carte précise et parfaite ». Apparemment, DesBarres convainquit l’Amirauté, mais celle-ci ne se montra pas aussi souple quand vint le moment d’absorber les dépenses. Au début, elle n’approuva que le coût de location d’un bateau ; il y eut des différends sur les salaires des ouvriers, et les dépenses de DesBarres ne lui furent pas toutes remboursées. Néanmoins, les travaux continuèrent sans interruption et les levés furent menés à terme en 1773.
De retour en Angleterre en 1774, DesBarres passa quelques années à dessiner la version définitive de ses cartes et vues, qui parut sous le titre de The Atlantic Neptune [...]. Publié par lui au nom de l’Amirauté entre 1774 et 1784, l’ouvrage contient quatre séries de cartes de la Nouvelle-Écosse, de la Nouvelle-Angleterre, du golfe du Saint-Laurent – île du Cap-Breton et île Saint-Jean (Île-du-Prince-Édouard) comprises – et de la côte située au sud de New York, en plus de « diverses vues de la côte nord-américaine ». Même si DesBarres devait beaucoup de levés à Holland et à ses assistants, ce qu’il reconnaissait, sa propre contribution n’était pas négligeable. C’est aussi par leur qualité artistique que ses travaux se distinguent particulièrement : précis, ils sont d’une beauté qui place DesBarres au rang des plus remarquables artistes mineurs du siècle. The Atlantic Neptune contient quelques inexactitudes, mais il faut probablement les attribuer aux pressions que subissait DesBarres. Étant donné l’agitation qui régnait dans les Treize Colonies, on avait besoin en effet de bonnes cartes maritimes et on le pressait de publier les siennes. Les cartes de DesBarres allaient guider les navigateurs durant bien des décennies, jusqu’aux travaux de Henry Wolsey Bayfield* et de Peter Frederick Shortland*, au xixe siècle.
Pendant son séjour en Nouvelle-Écosse, DesBarres avait acquis la conviction que les Maritimes offraient de grandes possibilités de peuplement. Il commença à acheter des terres et à obtenir des concessions et finit par en posséder autant dans la région de Tatamagouche, le canton de Falmouth et le comté de Cumberland, en Nouvelle-Écosse, qu’entre les rivières Memramcook et Petitcodiac, sur le territoire actuel du Nouveau-Brunswick. Il fit ces acquisitions à un prix relativement bas, en partie grâce à ses bonnes relations avec les fonctionnaires de la Nouvelle-Écosse, et devint un des plus gros propriétaires terriens des Maritimes. Par exemple, il obtint sa concession dans la région de Tatamagouche par suite d’une association avec Michael Francklin*, Richard Bulkeley*, Joseph Goreham* et d’autres. De plus, DesBarres s’occupait des intérêts d’autres propriétaires fonciers de la Nouvelle-Écosse, tels que Frederick Haldimand*. En louant ses terres, il espérait financer ses travaux hydrographiques, pour lesquels il avait toujours besoin d’argent. Avant 1768, il se construisit une résidence dans le canton de Falmouth, qu’il baptisa Castle Frederick, et en fit son quartier général ; c’est là que, l’hiver, il dessinait ses ébauches. En partant pour l’Angleterre, il confia la responsabilité de Castle Frederick et de ses propriétés à sa maîtresse Mary Cannon, qu’il avait connue en 1764. En 1776, il fit d’elle sa représentante et lui donna une procuration qui l’habilitait à faire des transactions foncières ; elle ne devait le consulter que pour les décisions finales.
DesBarres commença en 1775 à présenter des factures pour la préparation de The Atlantic Neptune mais, comme les sommes étaient élevées, l’Amirauté décida de demander l’approbation du Parlement avant de les payer. Cette décision déclencha une série de tractations qui traînèrent jusqu’en 1794 et ne donnèrent jamais satisfaction à DesBarres. Résultat d’un arrangement inhabituel selon lequel il était autorisé à percevoir le bénéfice de la vente des cartes tout en travaillant pour la couronne, ses comptes sont si confus qu’il est presque impossible de les interpréter. Mais, en octobre 1782, l’Amirauté présenta un rapport favorable sur ses demandes de remboursement, reconnaissant ainsi son honnêteté et la valeur de son ouvrage.
Très absorbé par la guerre nord-américaine et ses suites, le gouvernement ne s’était pas penché immédiatement sur le cas de DesBarres. Forcé de créer des refuges pour les loyalistes, il dut cependant faire appel à lui, puisqu’en mai 1784 il fut décidé de séparer l’île du Cap-Breton de la Nouvelle-Écosse et d’en faire une colonie indépendante pour accueillir les réfugiés. DesBarres, qui était l’une des rares personnes à connaître l’île dans ses moindres détails, avait été consulté lors des discussions sur l’avenir du Cap-Breton et s’était montré enthousiaste : selon lui, la pêche pourrait redevenir aussi intense que sous le Régime français et les mines de charbon pourraient financer le gouvernement de la nouvelle colonie. Il ne tarda pas à demander le poste de lieutenant gouverneur en guise de compensation partielle pour les 20 années qu’il avait consacrées aux levés des côtes et à la publication de ses cartes, travaux qui, affirmait-il, lui avaient coûté de l’argent et avaient retardé son avancement dans l’armée (il n’avait été promu capitaine qu’en 1775). En partie grâce à sa connaissance de l’île, il obtint le poste et devint officiellement lieutenant-gouverneur le 9 août 1784. En principe, le gouverneur de la Nouvelle-Écosse, John Parr*, devait exercer une certaine surveillance sur lui mais, dans les faits, DesBarres allait correspondre directement avec Londres.
La nouvelle colonie n’était pas particulièrement attirante. Depuis sa cession à la Grande-Bretagne en 1763, elle ne s’était guère développée : Halifax ne lui accordait aucune attention et le gouvernement britannique ne voulait pas voir le charbon de l’île concurrencer celui de la métropole sur le marché nord-américain. Il n’y avait donc au Cap-Breton qu’un millier d’habitants dispersés, surtout des Acadiens et des Micmacs. Toutefois, en 1783, Abraham Cornelius Cuyler*, ancien maire d’Albany, dans l’état de New York, avait commencé à planifier l’immigration des loyalistes à partir de Québec et, en octobre de l’année suivante, 140 personnes arrivèrent à Louisbourg et à St Peters. De son côté, DesBarres avait recruté des colons, surtout des Anglais pauvres et des soldats réformés, et, un mois plus tard, 129 personnes débarquaient du Blenheim à la baie Spanish (port de Sydney). Quelques membres du groupe de Cuyler se joignirent aux colons de DesBarres, et le lieutenant-gouverneur lui-même arriva à la baie Spanish le 7 janvier 1785. Avant le printemps, la capitale du Cap-Breton, baptisée en l’honneur du secrétaire d’État à l’Intérieur, lord Sydney, était fondée. DesBarres dressa pour la ville un plan typiquement georgien afin qu’elle puisse grandir de façon rationnelle. Sa proposition était inhabituelle pour l’époque. D’ailleurs, un commentateur signalerait plus tard que, si son plan avait été exécuté fidèlement, Sydney aurait été la seule ville « planifiée avec imagination dans la Nouvelle-Écosse du xviiie siècle ».
Excellent planificateur, DesBarres ne montra par contre aucun doigté dans ses relations avec autrui. Plus accoutumé à la discipline militaire qu’aux compromis nécessaires dans un gouvernement civil, il tenta imprudemment d’imposer sa volonté et se fit des ennemis. Les querelles commencèrent à cause de la pénurie de vivres : bientôt, il devint évident qu’en raison d’un manque de planification à Halifax et en Grande-Bretagne les provisions ne suffiraient pas à nourrir les colons et la garnison de Sydney. En outre, quand les approvisionnements gouvernementaux arrivèrent, ils ne furent distribués qu’aux loyalistes et aux troupes. Les colons recrutés par DesBarres se retrouvaient donc dans une situation peu enviable. DesBarres prétendait que, à titre de lieutenant-gouverneur, lui seul avait le droit de distribuer ces approvisionnements ; de son côté, le lieutenant-colonel John Yorke, commandant de la garnison, affirmait qu’on lui en avait confié la charge. Leur dispute, qui s’était engagée à la fin de 1785, se termina juste avant la fin du printemps de 1786 et provoqua plusieurs affrontements entre les partisans de DesBarres et les soldats. La petite société de Sydney était déchirée par le conflit, qui s’apaisa quelque peu lorsque DesBarres fit saisir des vivres trouvés à bord d’un navire échoué au large d’Arichat. Yorke était disposé à approvisionner les colons non loyalistes mais, en refusant tout partage des pouvoirs, DesBarres le poussa à s’allier aux conseillers exécutifs qui avaient déjà commencé à se rebeller contre son intransigeance, Cuyler et le procureur général David Mathews* surtout. Cuyler, Mathews et d’autres envoyèrent au gouvernement britannique des pétitions condamnant l’attitude de DesBarres et de ses partisans, tel le juge en chef Richard Gibbons*, et exigeant son rappel.
Malheureusement pour DesBarres, au moment où les pétitions arrivèrent à Londres, à la fin de l’été 1786, sa position n’était rien moins que solide. En avril, lord Sydney l’avait réprimandé parce qu’il avait tenté de promouvoir l’un de ses plus chers projets, la création d’un établissement de pêche à la baleine, en encourageant des pêcheurs de l’île Nantucket et de Martha’s Vineyard, au Massachusetts, à s’installer au Cap-Breton. Lord Sydney avait déjà blâmé Parr pour la même raison. Il n’avait guère apprécié non plus que DesBarres, n’attende pas ses instructions avant de conclure des ententes avec les pêcheurs de baleine et qu’il engage des dépenses, pour des casernes par exemple, sans son approbation préalable. Apparemment, l’arrivée des pétitions et des lettres dans lesquelles Parr leur manifestait son appui décida Sydney à rappeler DesBarres pour qu’il explique sa conduite. Celui-ci envoya Gibbons à Londres pour exposer son cas, mais le secrétaire d’État le convoqua tout de même personnellement en novembre 1786. Un peu moins d’un an plus tard, DesBarres passait les pouvoirs à son successeur, William Macarmick*, et quittait l’île du Cap-Breton.
Il y avait plusieurs motifs à l’échec de DesBarres. Le Cap-Breton n’avait guère d’importance aux yeux des fonctionnaires britanniques, qui s’étaient vite lassés des querelles d’une si petite colonie. Le ministère de l’Intérieur, traditionaliste, n’avait fait preuve d’aucune imagination quand il s’était agi de collaborer aux grands projets de DesBarres. De plus, les ambitieux loyalistes qu’étaient Cuyler et Mathews avaient refusé de se soumettre à son autorité et n’avaient pas hésité à user de leur influence en Grande-Bretagne. Enfin, les autorités de la Nouvelle-Écosse, déçues d’avoir perdu le Cap-Breton, avaient jalousé celui qui leur disputait l’appui du gouvernement britannique ; autant que possible, avaient-elles décidé, elles freineraient le développement de la colonie.
Le passage de DesBarres au Cap-Breton compliqua plus encore ses demandes d’indemnisation, car il s’était vu contraint de débourser £3 000. Pour payer ses factures, il dut déposer en garantie les planches d’imprimerie de The Atlantic Neptune et hypothéquer certaines de ses terres. Durant plusieurs années, ses états financiers furent passés au crible tandis qu’il réclamait le moindre penny que, selon lui, on lui devait ; les nombreuses et longues requêtes qu’il déposa à cette fin sont une preuve de l’entêtement qui le caractérisa toute sa vie. Le gouvernement accepta de payer une part des £43 000 qui constituaient le total de sa réclamation, mais la plus grande partie de la somme demeurait impayée lorsque son ami William Windham devint secrétaire à la Guerre en 1794. À ce moment, toutes les réclamations concernant The Atlantic Neptune ne furent pas acceptées, en partie parce que les planches d’imprimerie étaient considérées comme la propriété de DesBarres, donc comme une source de profit pour lui, mais la plupart le furent. On lui remboursa en outre les dépenses qu’il avait faites à l’île du Cap-Breton et on lui versa même, pour les années 1787 à 1793, la moitié de son salaire de lieutenant-gouverneur.
En 1794, DesBarres avait 72 ans, et le règlement de ses réclamations aurait dû marquer l’heureuse fin d’une longue carrière. Ce ne fut pas le cas : il voulait qu’on reconnaisse que ses erreurs à l’île du Cap-Breton n’avaient pas été assez graves pour l’empêcher d’obtenir un autre poste dans une colonie. Il demeura donc en Angleterre pour faire valoir ses prétentions et ne se montra satisfait que lorsqu’il fut nommé, en mai 1804, lieutenant-gouverneur de l’Île-du-Prince-Édouard à la suite d’Edmund Fanning*. Il avait alors 82 ans.
Pendant le mandat de Fanning, les propriétaires absentéistes, qui détenaient la plus grande partie des terres de l’île, en étaient venus à se méfier de certains courants d’opinion, et surtout du mouvement en faveur de l’escheat. Comme les propriétaires craignaient de ne pas avoir eu beaucoup d’influence sur les autorités de l’île, le gouvernement britannique ordonna à DesBarres d’étudier la situation et de procéder à des réformes, surtout dans le système judiciaire, dont on s’était plaint dans divers milieux. DesBarres eut beaucoup de mal à atteindre l’île et ne débarqua à Charlottetown qu’en juillet 1805. Encore une fois, il allait proposer des projets pleins d’imagination mais, instruit par l’expérience acquise au Cap-Breton, il manifesterait plus de tact et de souplesse.
Préoccupé par la situation économique de l’Île-du-Prince-Édouard, DesBarres envoya à Londres, dès la fin de 1805, un recensement de la population et un relevé détaillé des récoltes et du bétail de la colonie. Voyant que l’île était assez peu développée, il tenta de réaliser des changements ; l’avenir serait plus prospère, pensait-il, si on construisait des édifices publics et on améliorait les communications. Pour atteindre son but, il modifia l’organisation de la milice de manière à pouvoir appliquer les lois sur les corvées ; en 1810, de nouvelles routes s’ouvraient et des plans d’édifices publics étaient en préparation [V. John Plaw*]. DesBarres consacra aussi beaucoup de temps aux questions de défense : il réorganisa la milice et tenta d’intéresser tant les hommes politiques de la colonie que ceux de la métropole à l’amélioration de la situation militaire de l’île.
En même temps, le lieutenant-gouverneur se trouvait aux prises avec une situation politique complexe. À son arrivée, il avait découvert que les partisans de Fanning monopolisaient les postes de l’administration publique ; pour avoir un conseiller, il fut donc forcé de se tourner vers l’un des rares résidents indépendants, James Bardin Palmer. La nomination de celui-ci au Conseil de l’Île-du-Prince-Édouard et à plusieurs postes mineurs souleva parmi les partisans de Fanning – le « vieux parti », comme on les appelait – des soupçons quant à son influence sur DesBarres. Palmer n’était déjà pas bien vu par eux et le devint encore moins lorsque, en 1806, il participa à la fondation des Loyal Electors, société qui s’opposait au « vieux parti » et visait à dominer la chambre d’Assemblée.
Pendant quelques années, l’hostilité entre les Loyal Electors et le « vieux parti » ne fit qu’augmenter. Puis, à la mort du procureur général Peter Magowan* en 1810, la crise éclata. DesBarres, qui avait réussi jusque-là à se tenir à l’écart des querelles politiques, recommanda de nommer Palmer à la place de Magowan, mais les propriétaires, menés par lord Selkirk [Douglas*], n’avaient pas confiance en Palmer et parvinrent en 1811 à faire nommer leur candidat, Charles Stewart*. La même année, la rumeur circula qu’un comité secret avait été formé pour diriger les Loyal Electors. Des membres de la société réfutèrent ces accusations en soumettant à DesBarres des déclarations sous serment dans lesquelles ils critiquaient sévèrement Stewart, le juge en chef Cæsar Colclough et deux autres juges. Quand ceux-ci eurent vent des attaques, ils exigèrent et obtinrent de DesBarres la permission d’examiner les déclarations, dont ils se servirent ensuite pour intenter des actions contre certains des Loyal Electors.
En 1812, au terme d’une campagne électorale très dure, les Loyal Electors se retrouvèrent à la chambre d’Assemblée avec une représentation accrue. Puis, en septembre, profitant de ce que les députés du « vieux parti » boycottaient les travaux parlementaires, ils demandèrent à DesBarres d’expliquer son rôle dans l’affaire des déclarations sous serment. Le lieutenant-gouverneur nia en avoir autorisé l’emploi pour des poursuites judiciaires, et l’Assemblée condamna l’initiative des juges. Peu après, DesBarres profita de l’occasion pour suspendre Colclough, avec qui il était en mauvais termes depuis quelque temps.
Mais ces événements avaient déjà été relégués au second plan par d’autres incidents survenus en Grande-Bretagne. Les propriétaires, avertis de la controverse par Colclough et ses collègues, avaient accusé DesBarres de se laisser dominer par Palmer et prétendu que les Loyal Electors étaient favorables aux Américains. Le secrétaire d’État aux Colonies, lord Bathurst, se montra sensible à leurs arguments et, en août 1812, il rappela DesBarres. Quant à Palmer, il fut démis de toutes ses fonctions officielles. Il est presque certain que DesBarres n’était pas aussi influencé par Palmer qu’on le prétendait ; il était assez perspicace et têtu pour ne pas se laisser mener par des conseillers. Sans doute le ministère des Colonies, en dehors de toute pression des propriétaires, estimait-il qu’en temps de guerre il fallait un homme plus jeune, un soldat plus actif que DesBarres, alors âgé de 89 ans.
Une fois démis de ses fonctions, DesBarres quitta l’Île-du-Prince-Édouard pour Amherst, en Nouvelle-Écosse, puis s’installa à Halifax en 1817. Loin d’avoir perdu sa vitalité, il ne cessa de harceler le gouvernement britannique pour obtenir d’autres indemnités et consacra beaucoup de temps à résoudre les difficultés que lui occasionnaient ses propriétés foncières. On dit qu’il célébra son centième anniversaire en dansant sur une table, à Halifax. Il mourut dans cette ville peu avant d’avoir 103 ans et y fut inhumé aux côtés de Martha Williams.
Au fil des ans, les terres que possédaient DesBarres lui avaient posé des problèmes de plus en plus complexes qui s’étaient inextricablement mêlés à sa situation personnelle. Mary Cannon avait continué à gérer ses biens et, pendant le mandat de DesBarres au Cap-Breton, elle avait expédié du bois et des produits agricoles à Sydney. Cependant, leurs rapports se détériorèrent lorsque, à la fin de 1785, Martha Williams débarqua à Sydney en compagnie de deux des enfants qu’elle avait eus avec DesBarres. On sait peu de chose de cette femme, qui était née à Shrewsbury, en Angleterre. On ignore par exemple si DesBarres avait pris la peine de l’épouser avant qu’elle ne vienne en Amérique du Nord. Mais il lui demeura fidèle par la suite et rompit ses relations personnelles avec Mary Cannon, qui continuait de défendre ses titres de propriété devant les tribunaux contre des créanciers et contre des fermiers de plus en plus désireux d’avoir une terre à eux.
Pendant son séjour en Angleterre et au Cap-Breton, DesBarres n’avait guère eu de temps à consacrer à ses domaines. En 1794, toutefois, entrevoyant le règlement des réclamations qu’il avait faites concernant The Atlantic Neptune et ses dépenses à l’île du Cap-Breton, il avait recommencé à s’y intéresser. Prétendant ne pas pouvoir obtenir de Mary Cannon des renseignements à leur sujet, il nomma le capitaine John MacDonald* of Glenaladale représentant à sa place. Celui-ci découvrit qu’elle avait contracté £4 000 de dettes au nom de DesBarres et dit craindre qu’elle ne poursuive ce dernier pour récupérer la somme ; il apprit aussi qu’elle avait une liaison avec un ouvrier irlandais à Castle Frederick. DesBarres ne s’emporta pas ; il demeura en Angleterre et se désintéressa de ses propriétés, mais il ne prit aucune disposition en faveur de Mary Cannon et de leurs enfants. Vers 1800, leur fille Amelia prit en charge l’administration des terres ; elle demeurait attachée à son père, comme tous ses frères et sœurs, et s’efforçait de récolter les loyers.
Quand DesBarres fut nommé à l’Île-du-Prince-Édouard en 1804, il remplaça Amelia par un de ses gendres, James Chalmers. Mais la rudesse avec laquelle celui-ci s’acquittait de ses responsabilités poussa, plusieurs colons à vendre leurs biens et à s’en aller. À ce moment, DesBarres ne savait plus dans quelle mesure ses terres étaient habitées et cultivées, et aucun agent foncier ne pouvait réaliser son rêve, celui de faire fortune grâce à ses propriétés. Croyant que Mary Cannon avait « frauduleusement et vénalement trahi [sa] confiance » en gérant ses domaines, il alla jusqu’à la traîner devant la Cour de la chancellerie de Halifax en 1809. Quand il mourut, l’affaire n’était toujours pas résolue ; on présume qu’elle fut close à ce moment sans qu’aucun jugement soit prononcé. Entre-temps, DesBarres avait été incapable de se départir de ses terres : en raison de disputes avec ses fermiers sur la valeur de celles-ci, aucun prix n’avait pu leur être attribué. Les enfants qu’il avait eus avec Martha Williams héritèrent du problème ; ils se disputèrent entre eux et ne récoltèrent finalement que peu de chose. Mary Cannon et ses enfants furent tout à fait exclus de la succession.
La longue carrière de DesBarres embrasse la période pionnière de quatre colonies des Maritimes. Il ne fait pas de doute que sa plus grande réalisation demeure The Atlantic Neptune, un des monuments de la cartographie canadienne. Les projets enthousiastes qu’il nourrissait pour l’île du Cap-Breton ne se réalisèrent pas, en partie à cause de son intransigeance envers le gouvernement et l’opposition. À l’Île-du-Prince-Édouard, il se montra meilleur administrateur et vit la formation de ce que l’on a souvent appelé le premier parti politique de la colonie. Les difficultés que lui causèrent ses propriétés foncières le poussèrent à gaspiller ses énergies et assombrirent ses dernières années. Quant à sa vie privée, elle n’était pas si exceptionnelle : au xviiie siècle, bien des fonctionnaires coloniaux avaient une famille de chaque côté de l’océan. Cependant, il faut signaler qu’il fit preuve de dureté, d’ingratitude et de suspicion envers Mary Cannon et leurs enfants.
Quand il s’agissait de lui-même, par contre, Joseph Frederick Wallet DesBarres ne tolérait aucune injustice. Il déploya ainsi « ruse et ingéniosité » au cours de la longue et subtile bataille entourant le remboursement des dépenses qu’il avait engagées pour The Atlantic Neptune et à l’île du Cap-Breton. DesBarres n’était guère un homme aimable ; comme l’écrivait plus récemment un biographe, Geraint Nantglyn Davies Evans, sa personnalité « ne montra jamais beaucoup de traits agréables ». Toutefois, son enthousiasme et ses qualités de visionnaire plaisaient aux femmes, aux hommes politiques et aux fonctionnaires. Ces caractéristiques lui valurent la réussite alors que son sens du détail, tout en faisant de lui un artiste respecté, le poussa à se montrer mesquin dans ses affaires personnelles et fut plutôt la cause de ses échecs.
La collection de cartes qui constitue The Atlantic Neptune, published for the use of the Royal Navy of Great Britain, publié à Londres, a été imprimée bien des fois entre 1774 et 1784. On donne quatre dates d’édition à cet ouvrage, soit 1777, 1780, 1781 et 1784, mais ces dates correspondent uniquement aux quatre versions de la page de titre et non au contenu du volume qui porte plusieurs dates et diffère totalement d’une édition à l’autre. Malgré une recherche bibliographique poussée, on n’a pu établir une liste définitive des différentes cartes. La complexité de cette publication est décrite en détail dans la biographie rédigée par G. N. D. Evans (citée plus bas) et dans l’article de Robert Lingel, « The Atlantic Neptune », New York Public Library, Bull., 40 (1936) : 571–603. Un fac-similé, dont la page de titre est celle de l’édition de 1780, a été publié sous forme de portefeuilles contenant les cartes non reliées (Barre, Mass., 1966–1968).
DesBarres est aussi l’auteur de : Nautical remarks and observations on the coasts and harbours of Nova Scotia [...] ([Londres], 1778) ; Surveys of North America, entitled : Atlantic Neptune [...] (Londres, 1781), catalogue partiel contenant la liste de prix des cartes de The Atlantic Neptune ; A statement submitted by Lieutenant Colonel Desbarres, for consideration ; respecting his services [...] during the war of 1756 ; – the utility of his surveys [...] of the coasts and harbours of North America, intituled The Atlantic Neptune – and his proceedings [...] as lieutenant governor [...] of Cape Breton (s.l., [1795]) ; et Letters to Lord ***** on A caveat against emigration to America [...], publié anonymement à Londres en 1804.
APC, MG 11, [CO 217] Nova Scotia A, 106 ; Cape Breton A ; [CO 220] Cape Breton B ; MG 23, F1.— BL, Add. mss 21710 ; 21828 ; 37890 (copies aux APC).— [William Smith], A caveat against emigration to America ; with the state of the Island of Cape Breton, from the year 1784 to the present year ; and suggestions for the benefit of the British settlements in North America (Londres, 1803).— DNB.— G. N. D. Evans, Uncommon obdurate : the several public careers of J. F. W. DesBarres (Toronto et Salem, Mass., 1969).— R. J. Morgan, « Orphan outpost ».— J. C. Webster, The life of Joseph Frederick Wallet Des Barres (Shediac, N.-B., 1933).— Michael Hugo-Brunt, « The origin of colonial settlements in the Maritimes », Plan Canada (Toronto), 1 (1959–1960) : 102–104.— Lois Kemaghan, « A man and his mistress : J. F. W. DesBarres and Mary Cannon », Acadiensis (Fredericton), 11 (1981–1982), no 1 : 23–42.— R. [J.] Morgan, « Joseph Frederick Wallet DesBarres and the founding of Cape Breton colony », Rev. de l’univ. d’Ottawa, 39 (1969) : 212–227.— J. C. Webster, « Joseph Frederick Wallet Des Barres and The Atlantic Neptune », SRC Mémoires, 3e sér., 21 (1927), sect. ii : 21–40.
Robert J. Morgan, « DesBARRES, JOSEPH FREDERICK WALLET (baptisé Joseph-Frédéric Vallet Des Barres) », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 6, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 2 oct. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/desbarres_joseph_frederick_wallet_6F.html.
Permalien: | https://www.biographi.ca/fr/bio/desbarres_joseph_frederick_wallet_6F.html |
Auteur de l'article: | Robert J. Morgan |
Titre de l'article: | DesBARRES, JOSEPH FREDERICK WALLET (baptisé Joseph-Frédéric Vallet Des Barres) |
Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 6 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 1987 |
Année de la révision: | 1987 |
Date de consultation: | 2 oct. 2024 |